UE : interview de Pervenche Berès, présidente de la commission Emploi du Parlement européen et d’Alejandro Cercas, député et coordinateur socialiste de cette même commission

L’Union européenne joue une partie de l’avenir de son modèle social sur les discussions sur le paquet « immigration légale ». C’est en substance le message porté par les députés européens du S&D, l’Alliance progressiste des Socialistes et Démocrates. Ce dernier a obtenu, en décembre 2010, le rejet par l’Assemblée plénière de la proposition de directive visant à mettre en place un permis de séjour et de travail unique pour les ressortissants des pays tiers. Dénonçant une « Bolkestein bis », la gauche européenne réclame de joindre ce dossier aux propositions relatives aux travailleurs saisonniers et aux travailleurs détachés au sein d’un groupe, également en cours de négociation. Tous ces projets ont en commun, pour les socialistes européens, de soumettre les travailleurs provenant de pays tiers à des conditions de travail moins favorables et, ce faisant, de favoriser le dumping social. Dans une interview accordée à Planet Labor, les deux députés européens Pervenche Berès, présidente de la commission Emploi et Affaires sociales du Parlement européen, et Alejandro Cercas, rapporteur du projet de texte sur le permis unique pour cette commission, alertent sur les risques que ces directives portent pour tous les travailleurs et pour le modèle social européen. (Réf. 110057)

  • Pourquoi la gauche européenne assimile-t-elle la législation sur l’immigration légale, en cours de négociation, à une législation Bolkestein bis ?

Pervenche Berès. Je crois effectivement que c’est la bonne terminologie pour ce paquet qui rassemble trois textes, celui sur le permis unique, celui sur l’entrée et le séjour des travailleurs saisonniers et celui sur les transferts intra-groupe. Tous ces textes résultent d’une initiative prise par la Présidence française de l’UE au second semestre 2008, dans le cadre d’un paquet « immigration » qui devait être une façon intelligente pour l’UE de traiter de ces questions. Or on voit qu’au bout du compte, ce paquet relance une dynamique qui était celle de la directive Bolkestein* qui consiste à permettre une concurrence déloyale en matière de conditions de travail entre les travailleurs selon qu’ils sont nationaux, européens ou étrangers et ouvre la possibilité d’utiliser cette force de travail étrangère pour créer des conditions de pression sur la négociation sociale au sein de l’UE. Au final, cette directive est pire que Bolkestein qui se limitait à libéraliser les services au sein de l’UE, alors que ce nouveau paquet l’étend aux pays tiers.

Alejandro Cercas. Nous sommes à nouveau dans une situation de rejet par la droite européenne du principe fondamental pour l’avenir de l’UE qu’est celui de l’égalité de traitement. Il y a une réelle volonté de faire du marché du travail européen un marché à deux vitesses. Dans la lignée de la directive Bolkestein sur les services, ces projets visent à permettre, pour toutes les activités, l’entrée en Europe de travailleurs qui pourraient être traités d’une façon différente des travailleurs nationaux, en violation du principe d’égalité de traitement. Ce paquet immigration aggrave la fracture ouverte par la jurisprudence européenne sur les affaires Laval et Viking**.

Les conséquences pour les travailleurs qui viennent des pays tiers vont être énormes, car ils seront soumis aux mêmes règles que celles qui sont reconnus par la directive 96/71 sur les travailleurs détachés dans le cadre d’une prestation de services. Alors que cette dernière soulève une discussion juridique, qu’elle est rejetée par tout le mouvement syndical européen et qu’elle met en danger certains modèles sociaux nationaux fondés sur la négociation collective, en particulier ceux des pays nordiques, la Commission européenne en fait la pierre angulaire de l’immigration économique en Europe. La France a tort de penser qu’elle va rester à l’écart des conséquences de ces directives. Elle sera affectée comme les autres pays mais elle devra assumer sa responsabilité, car elle a aujourd’hui le leadership de ces coups portés à l’Europe sociale.

  • Le projet de directive Bolkestein avait fait beaucoup de bruit et mobilisé très largement contre lui. Qu’en est-il pour le paquet immigration légale ?

PB. Cette nouvelle discussion a lieu entre des portes fermées au Conseil et on voit bien la volonté de passer en catimini en profitant des difficultés de ceux qui se mobilisent pour défendre le droit des immigrés alors que la situation de l’emploi est tellement tendue pour faire passer leur message. Au niveau syndical européen, il y a un clair engagement sur cette bataille. Mais le contexte est compliqué. Aujourd’hui les travailleurs veulent être défendus contre la crise, avec effet immédiat, mais sans mesurer combien, si de tels textes étaient adoptés, cela aura un impact sur eux demain. La seule façon de défendre les droits de chacun est de faire une place pour tous avec l’égalité des droits au centre.

AC. Des efforts considérables sont déployés pour que ces discussions restent dans l’ombre. Il y a toute une combinaison de forces politiques et bureaucratiques pour écarter la commission Emploi et Affaires sociales du Parlement mais aussi, grâce au choix de la base juridique, d’éviter la consultation des syndicats alors que ces directives contiennent des enjeux forts sur l’avenir du marché du travail en Europe. Comme il y a une résistance énorme de la part de la commission Emploi, nous avons obtenu le rejet par la Plénière de la proposition de directive sur le permis unique (v. dépêche n°10892). Il n’en demeure pas moins que tout est fait pour que nous soyons mis à l’écart.

L’immigration reste entre les mains des ministres de la Justice, de l’Intérieur, alors que cette question touche non seulement les droits des immigrés, mais aussi les droits de tous les travailleurs. Il en va également de notre crédibilité, car comment pourrons-nous assumer par la suite le discours de respect des conventions de l’OIT que nous avons à l’extérieur alors que nous ne sommes pas prêts à les respecter à l’intérieur ?

  • Tout cela donne le sentiment que l’Europe sociale ne fait plus beaucoup sens aujourd’hui.

PB. La discussion sur ces directives intervient en effet dans un contexte assez global dans lequel la destruction du modèle social européen est à l’œuvre. Il suffit de mettre ces directives en face du paquet sur le semestre européen dans lequel la Commission européenne demande aux États membres, sans négociation syndicale, de baisser les salaires. Comme si l’Europe avait une chance de gagner la bataille de la mondialisation en devenant des apprentis chinois.

AC. Il faut quand même souligner que cela n’est pas la faute de l’Europe. L’Europe sociale pâtit aujourd’hui de la faiblesse des gouvernements, de la faiblesse de la Commission et d’une majorité politique qui veut importer en Europe les mêmes conditions de travail que celles des pays du tiers monde. Pourtant, avec la Charte des Droits fondamentaux, les objectifs de l’UE, il s’agissait au contraire de faire de l’Europe un endroit dans le monde où les droits des travailleurs sont aussi importants que l’économie. Nous sommes en train de changer la nature de l’Europe. Aujourd’hui, nous faisons de l’Europe une machine à détruire ce que nous avons bâti les cinquante dernières années. C’est pour cela qu’il faut que l’opinion publique soit avertie que c’est ici, et en ce moment, que se joue l’avenir du modèle social européen. Et cela vaut pour tout le monde, y compris pour les Français qui pensent qu’ils vont se sauver seuls. Ici personne ne peut se sauver seul. Ou nous gagnons tous ensemble, ou nous perdons tous ensemble.

PB. Nous sommes effectivement dans une stratégie du pire. Ne rien faire c’est légaliser l’entrée de migrants sans droits au sein de l’UE et, ce faisant, c’est organiser le dumping social.

*La directive relative aux services dans le marché intérieur, dite « directive Services » ou « directive Bolkestein », est une directive adoptée après de multiples amendements qui ont modifié significativement le projet initial. Le « principe du pays d’origine » porté par le projet original impliquait que les travailleurs détachés soient soumis aux règles du travail de leur pays de provenance. Cette disposition a suscité une telle polémique que le projet finalement adopté est revenu dessus.

**Les décisions Viking et Laval rendues par la CJUE sont un autre symbole pour le mouvement syndical européen de la tentative de remise en question de droits du travail nationaux via le dumping social. Ces affaires fragilisent les modèles sociaux des pays nordiques dans lesquels les conditions de travail étant déterminées par des conventions collectives locales qui n’ont pas de portée générale, elles ne peuvent être imposées aux travailleurs détachés qui, par conséquent, sont soumis à des conditions de travail moins favorables.

Planet Labor, 26 janvier 2011, nº 110057 – www.planetlabor.com