Intervention de Pervenche Berès, présidente de la Commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen

Réunion de la L° COSAC
Vilnius, 27 au 29 octobre 2013
Lundi 28 octobre 2013,
La mise en œuvre de la stratégie UE 2020

Messieurs les vice-Présidents du Seimas,
Monsieur le Président de la Commission des affaires européennes,
Monsieur le vice-Président de la Commission européenne,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires nationaux, chers collègues,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires européens, chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
avant de traiter du thème qui m’est imparti, permettez-moi de vous dire mon émotion d’être parmi vous en ce cinquantième anniversaire, ici à Vilnius, alors qu’en novembre 1989 à Paris, moins d’une semaine après la chute du mur de Berlin, j’étais l’une des chevilles ouvrières de la création de la COSAC en ma qualité de conseillère pour les affaires européennes de Laurent Fabius. Que de chemin parcouru pour l’Union européenne, pour les parlements qui sont le cœur battant de cette démocratie à laquelle aspiraient ceux qui avaient alors déplacé les montagnes.
Venons-en à la mise en œuvre de la stratégie de l’Union européenne 2020. Je voudrais remercier la présidence lituanienne d’avoir inscrit ce thème à l’ordre du jour de nos travaux et de m’avoir invitée pour l’évoquer avec vous, dans le prolongement de mon intervention lors de la COSAC de Nicosie ou de celle de la 1° conférence interparlementaire sur la gouvernance économique et budgétaire, ici, il y a quinze jours.
Je souhaiterais aller à l’essentiel en posant précisément les termes du débat : Quels outils devons-nous collectivement inventer pour que la stratégie UE 2020 ne connaisse pas le sort de celle de Lisbonne ?

L’échec de la stratégie de Lisbonne.
Je commencerai par un détour sur cette dernière, car je crois qu’il est essentiel de revenir sur les objectifs que poursuivait cette stratégie et également de redire les raisons sous-jacentes à son échec. La stratégie de Lisbonne adoptée lors du Conseil européen de mars 2000 visait à faire, souvenons-nous, de l’Union en 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». On y avait opportunément ajouté peu de temps après, lors du Conseil de Göteborg, la question du développement durable. L’objectif ne manquait pas d’ambition mais a souffert précisément de sa mise en œuvre. De plus, après sa révision en 2005 par le groupe piloté par Wim Kok, le déséquilibre du triangle croissance/emploi/développement durable, la focalisation excessive sur la compétitivité et la croissance comme seul juge de paix de la réussite ou encore l’employabilité des femmes, des jeunes ou des seniors, sans s’intéresser à la qualité des emplois créés conduit à un bilan pour le moins mitigé. Reconnaissons-le : la stratégie de Lisbonne n’a pas rempli ses objectifs. Par exemple, celui d’affecter 3% du PIB aux dépenses de Recherche et Développement pour rattraper les États-Unis en matière technologique n’a jamais été atteint, ce taux ne s’élevant qu’à 1,9%. Surtout, la stratégie n’a pas permis de réduire les écarts entre les efforts consacrés au développement technologique : si la Suède consacrait près de 4% de son PIB à la recherche, ce taux ne dépassait en Italie que péniblement 1%. Un constat similaire, avec là encore d’importantes divergences, peut être dressé en matière d’employabilité. Alors que la stratégie de Lisbonne reposait sur l’économie de la connaissance, au cours de la période de 2000 à 2007, donc avant même la crise, la moitié des Etats membres de l’Union enregistraient une diminution de la part de leur budget consacré à l’éducation selon les chiffres fournies par l’OCDE. Au-delà des interrogations portant sur l’opportunité d’inclure certains objectifs ou critères pour évaluer les résultats des politiques publiques, la stratégie de Lisbonne a souffert de la « méthode ouverte de coordination ». Dans le même temps, aucun outil d’observation d’une synergie potentielle entre le budget européen et les budgets nationaux pour la mise en œuvre de cette stratégie n’était créé.
L’élaboration de la stratégie UE 2020.
C’est à partir de ce constat d’échec que la Commission a proposé la stratégie UE 2020, dans un contexte de crise financière, économique et sociale, avec la définition de 3 axes prioritaires – l’innovation, la durabilité de la croissance et l’employabilité avec une plus grande préoccupation portée aux thématiques sociales et environnementales – et de 5 objectifs chiffrés dont un taux d’emploi global de 75%, un budget de recherche de 3% du PIB, une réduction de 25% de la pauvreté ou encore la diminution de l’échec scolaire.  L’enjeu d’une telle stratégie qui doit permettre à l’Union européenne de relever les défis qu’elle doit affronter n’a de chance de réussir que si elle devient la colonne vertébrale, le point de référence, de toutes les politiques de l’Union.
Quels outils innovants depuis la validation de la stratégie UE 2020 ?
Depuis l’adoption de la stratégie UE 2020, la crise, en particulier au sein de la zone euro, a conduit à la montée en puissance du semestre européen qui tend à se substituer pour l’essentiel à la méthode ouverte de coordination. Cet instrument peut indéniablement s’avérer utile pour favoriser la coordination des politiques économiques s’il vise à identifier et réduire les déséquilibres macroéconomiques minant la cohésion de l’Union et de la zone euro en particulier. Ce cycle que vous connaissez tous parfaitement débute par la publication en novembre par la Commission d’un « examen annuel de croissance » déterminant le cadre général d’orientation des budgets des États membres. Ceux-ci doivent ensuite transmettre en avril à la Commission leurs programmes de stabilité ou de convergence pour le volet relatif au Pacte de stabilité et de croissance et leurs plans nationaux de réforme pour celui relatif à la stratégie UE 2020. Après avoir analysé ces documents, la Commission élabore des recommandations spécifiques par pays, validées par le Conseil européen à la fin du premier semestre et qui ont vocation à être traduites par les Etats membres dans leurs budgets annuels alors soumis à la procédure du « two pack » que vous expérimentez à l’heure actuelle.
Faire réussir une stratégie de croissance durable et solidaire conduit à renforcer la légitimité démocratique de l’édifice et à réorienter l’approche macroéconomique.
Lors de la présentation de la stratégie UE 2020, les attentes étaient élevées mais depuis les acteurs concernés ont eu beaucoup de mal à tenir leurs promesses. Les initiatives phares n’ont pas eu les effets attendus, ni la stratégie pour des compétences nouvelles et des emplois nouveaux, ni l’initiative pour la jeunesse alors qu’il s’agissait de deux propositions prometteuses qui avaient reçu un accueil favorable.
Certains ont voulu penser que la crise ne concernerait que quelques Etats membres de la zone euro et non l’ensemble de l’espace monétaire et qu’il convenait  d’abord à chacun de remettre de l’ordre dans ses finances publiques pour sortir de l’ornière économique et sociale. Je ne suis pas de cet avis.
Incontestablement certains États, à l’abri de l’euro, ont laissé prospérer des pratiques qui ont lentement mais sûrement abouti à une détérioration de leurs finances publiques. Mais pour reprendre l’expression utilisée par Jacques Delors, nous sommes dans une Union Économique et Monétaire qui boîte car elle repose sur un pied monétaire puissant et en voie de parachèvement avec les progrès de l’Union bancaire tandis que son pied économique et budgétaire repose sur le Pacte de stabilité, aujourd’hui complété par les six et two pack et le Traité sur la convergence, la stabilité et la gouvernance avec une dimension sociale encore contestée. La stratégie UE 2020 n’a pas empêché une importance excessive accordée à la convergence nominale à travers le suivi de trois chiffres : les fameux 3% de déficit, les 60% de dette auquel s’ajoute désormais l’objectif budgétaire de moyen terme de 0,5% de déficit structurel. Dans le même temps, la crise a exacerbé les failles de l’architecture de l’UEM, illustrées par l’aggravation des divergences de performances économiques observées dès 2005, bien avant ladite crise.
La Commission européenne, dans son rapport sur l’état d’avancement de la stratégie, admet ainsi que les engagements pris par les Etats membres sont insuffisants. En dépit de ce constat aucun d’entre eux n’a pourtant été invité, dans le cadre des recommandations spécifiques par pays, à faire preuve de plus d’ambition en matière d’emploi ou de lutte contre la pauvreté.

Les politiques européennes fondées sur l’austérité et les programmes mis en œuvre par la Troïka peuvent par ailleurs être considérées comme une entrave à la réalisation des objectifs sociaux de la stratégie UE 2020 alors que le chômage continue à croitre (entre 2008 et fin 2012, le taux de chômage de l’UE a enregistré une progression de 7% à 10,7%, soit environ 26 millions de chômeurs ; plus d’un jeune sur cinq est sans emploi (22%) et le taux de chômage des jeunes est supérieur à 50% dans certains Etats membres). Et que la flexibilité et la pauvreté croissent au détriment de la sécurité et que se creusent les inégalités.
L’investissement dans « le capital humain » fait défaut, une réalité d’autant plus critique que les politiques sociales sont soumises à des coupes budgétaires, notamment dans les pays de la périphérie où les taux de chômage sont les plus élevés et les besoins les plus grands.
Les mesures de dévaluation des salaires préconisées par la Troïka, dénoncées par l’OIT comme par le Conseil de l’Europe en Grèce, ont tendance à précariser les citoyens alors que plus de 120 millions de personnes sont en danger d’exclusion sociale dans l’UE.
En réalité, le nouveau cadre de gouvernance institutionnalise une distorsion structurelle caractérisée par la prépondérance des indicateurs économiques par rapport à la dimension sociale, la stratégie UE 2020 n’étant qu’un élément du Semestre européen.
Dans le meilleur des cas, les objectifs sociaux de la stratégie UE 2020 sont conçus comme visant à équilibrer ou à amortir les conséquences sociales des politiques d’austérité : ils sont pris en considération dans le cadre des recommandations par pays, mais sans que l’on en tire tous les enseignements.

C’est pourquoi il est nécessaire :

– de traiter les objectifs sociaux de la stratégie UE 2020 sur un pied d’égalité avec les objectifs économiques ;
– que tous les objectifs de la stratégie Europe 2020 soient inclus dans le cadre d’une structure de gouvernance plus équilibrée, dans laquelle les partenaires sociaux nationaux et européens, dans le cadre d’un dialogue social renouvelé, jouent un rôle plus important ;
– d’avoir un budget de l’Union qui soutienne cette stratégie et donc le lancement et l’aboutissement des travaux que le Parlement européen revendique sur la création d’une ressource propre ;
– de reconnaître au Parlement européen un rôle de co-législateur dans l’examen annuel de croissance. Sans association – et pression – parlementaire au cours du processus, les recommandations de la Commission et les plans nationaux de réforme ne constituent qu’une version plus technicienne de la méthode ouverte de coordination ;
– d’associer pleinement chaque Parlement national à l’adoption des programmes nationaux de réforme. Cela doit être pour chacun, dans le respect de la subsidiarité, une grande affaire.
Enfin, si la discipline budgétaire est indispensable pour chacune des parties de l’UEM, il est tout aussi fondamental que les politiques économiques et sociales convergent et que l’effort soit réparti entre pays en déficit et ceux en surplus. C’est la raison pour laquelle il faut avancer sur le chemin de l’approfondissement de l’UEM en renforçant la coordination des politiques nationales tout en conférant à la zone euro une capacité budgétaire afin d’absorber en son sein les chocs asymétriques.
À cet égard, plusieurs propositions doivent être explorées : au sein de l’eurozone, l’harmonisation de la définition d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés est essentielle car le dumping fiscal mine la capacité de financer les réformes structurelles voulues par la stratégie UE 2020. Le produit de la taxe sur les transactions financières pourrait servir de ressource propre à la capacité budgétaire tandis que le développement d’un mécanisme de solidarité entre pays membres relatif au financement d’une indemnité chômage minimum renforcerait l’intégration nécessaire de la zone.
Avec l’UE 2020, nous avons fixé un taux d’emploi de 75% en 2020, il était de 69% en 2009 mais de 68,5% en 2010, même chiffre en 2012. Le taux de pauvreté était de 23,4% en 2010, 24,2% en 2011 et l’Union continue à ne pas disposer de données chiffrées en temps réel dans ce domaine alors que l’objectif est de réduire ce taux de 25% d’ici 2020. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Trois ans après l’adoption de la stratégie UE 2020, il n’est pas certain que nous atteignions les objectifs fixés, or personne ne pourra incriminer la crise pour expliquer ce fait. En 2010, la crise était malheureusement déjà bien là. Les objectifs définis n’ont pas pris une ride mais la question de la méthode reste posée. De même, j’ai la conviction que la stratégie UE 2020 ne pourra pas être couronnée de succès si le défi de la divergence au sein de l’Union, de la zone de l’euro, reste en l’état. Or manifestement la procédure des déséquilibres macro-économiques ne suffit pas. Comme souvent, avec la crise, l’Union a du bander ses forces et a su franchir des étapes inimaginables il y a quelques temps, pourtant la question des déséquilibres entre le centre et la périphérie, des interdépendances au delà de ce que chacun doit faire reste devant nous. Ce sera un des enjeux de l’élection du Parlement européen le 25 mai prochain. Celui de la réorientation, du soutien à la croissance durable, de la réduction des divergences.
Pour relever ces défis, l’UE, et singulièrement la zone euro, doit comprendre la zone euro comme un espace d’interactions économiques et sociales et non comme un lieu de concurrence exacerbée. La légitimité démocratique doit être renforcée en parallèle. C’est une condition, même si elle ne sera pas seule suffisante, pour asseoir l’acceptabilité par les citoyens des mesures liées à l’accomplissement de la stratégie. Cela nécessite aussi que le Parlement européen adapte sa structure à la configuration de la zone euro. Si ces défis sont relevés, alors l’Union européenne sortira renforcée de la crise actuelle et nos concitoyens se détourneront des discours extrémistes et populistes.
Je vous remercie.