Le Parlement européen 1994 – 2019 : original et conquérant

Lundi 20 mai 2019

Entretiens d’Europartenaires

Lundi 20 mai 2019, je participais, à l’invitation d’Elisabeth Guigou et de Jean-Noël Jeanneney, aux Entretiens d’Europartenaires.

Retrouvez ci-dessous mon intervention liminaire et l’échange qui a suivi.

europart

Cher Jean-Noël,

Merci à Europartenaires d’avoir organisé cette rencontre qui me permet de revenir sur 25 années de mandat européen.

Je ne pensais pas en parler, mais puisque tu as évoqué mes sanglots dans l’hémicycle pendant que Notre Dame brûlait, je vais vous faire part de deux moments où j’ai réellement « craqué » au Parlement européen, c’est-à-dire, où des sanglots m’ont empêchée de finir mon intervention ; la dernière fois, c’est au début de la session plénière lors de la dernière semaine de réunion au Parlement européen. Je rentre dans l’hémicycle à 19h30, et je prévois d’intervenir sur un rapport européen essentiel, mon dernier rapport législatif tout à fait majeur pour renforcer le bras armé du régulateur sur les marchés financiers et bancaires des assurances et des valeurs mobilières, c’est-à-dire la révision des autorités de supervision européenne.
Une collègue britannique arrive et me dit : « Pervenche ce n’est pas possible. Notre Dame brûle ! ». Elle est anglicane ; elle n’est pas catholique. Et puis un collègue Vert arrive, qui est pasteur, très croyant. Et lui me dit : « Ce n’est pas possible. Il faut interrompre la séance, Notre Dame brûle ! » Et à ce moment-là, je fais la bêtise de commencer à regarder les réseaux sociaux ; c’est vrai que pour tous ceux qui me connaissent et je reconnais quelques visages amis et complices dans cette salle, j’ai toujours fait de la politique avec un engagement de sincérité totale. En pensant que l’on pouvait améliorer le monde et en pensant que, dans cette Europe, la question de la place de la France était une question essentielle. Qu’il n’y avait pas d’Europe sans France et qu’il n’y avait pas de France sans Europe. Et pour moi, là, à Strasbourg, parler des marchés financiers au moment où part en fumée le symbole de mon foutu pays de France – qui n’arrive pas à se redresser au rythme où j’aurais voulu le voir s’adapter et être conquérant dans la mondialisation – c’était un symbole de trop.
La fois précédente, c’est lorsque j’ai dû batailler contre Giorgio Napolitano, – tout le monde a en tête ce magnifique ancien président de la République italienne. Il était à l’époque président de la commission des Affaires constitutionnelles et entendait le rester. Et cela entrait en conflit avec la volonté de Michel Rocard de rester président de la commission de l’Emploi. J’étais responsable des socialistes français, et devant l’ensemble du groupe, j’ai plaidé la cause de Michel Rocard, dont chacun sait que je ne partageais pas totalement la vision de la gauche en France, sans arriver à l’emporter. Cela a été un combat terrible parce que j’avais un immense respect et beaucoup d’admiration pour Giorgio Napolitano. Mais l’on est comme cela parfois pris dans des contradictions difficiles à gérer. Puis, bien sûr, je me suis réconciliée avec tout le monde et tout à repris son cours.
Il y a 25 ans, les portables n’existaient pas, les ordinateurs n’existaient pas. C’était il y a un quart de siècle. Le Parlement européen siégeait dans d’autres bâtiments que ce soit à Strasbourg ou à Bruxelles. Il n’y avait pas de TGV pour aller à Strasbourg, il n’y avait pas de Thalys pour aller à Bruxelles et l’Euro n’existait pas. L’Union européenne était constituée de 12 Etats membres ; elle allait accueillir au 1er janvier 1995 trois nouveaux Etats : l’Autriche, la Finlande et la Suède qui venaient d’adhérer à l’Union.
Au Parti socialiste, j’avais, contre l’avis de Michel Rocard, plaidé contre cet élargissement. Je pensais que l’Europe n’était pas prête pour s’élargir et que la question du projet politique n’était pas assez partagée avec des pays qui venaient rejoindre ce qu’ils considéraient comme un marché. Michel Rocard pensait que ces pays qui étaient des pays qui incarnaient la social-démocratie, aideraient à construire une Europe du progrès.

Depuis nous nous sommes élargis à 28 Etats membres et les pouvoirs du Parlement européen ont considérablement augmenté en parallèle.
La première pierre de la construction des pouvoirs réels du Parlement européen, c’est 1992 ; 1992 c’est la campagne pour Maastricht, où nous faisons la campagne pour l’Euro, c’est aussi, 1992, le moment de changement nature du pouvoir du Parlement européen. Avec Elisabeth qui était ministre des affaires européennes, j’ai fait cette campagne en tant que « conseillère » du Président de l’Assemblée nationale.

A partir de 1992, se construit donc un pouvoir de codécision du Parlement européen, lequel est renforcé à chaque étape des différents traités.
Je ne veux pas être trop longue sur la partie historique. Je ne veux pas rentrer dans les détails des pouvoirs accumulés à ce moment-là, mais simplement il faut que vous ayez en tête ce qui s’est passé.

Je n’avais aucune idée que 25 ans plus tard le Parlement européen serait celui que je vais quitter. Je n’avais pas le moins du monde l’idée que nous n’arriverions pas à faire prévaloir la méthode communautaire contre l’inter-gouvernementalisme. Ni que les rapports entre les Etats et notamment entre la France et l’Allemagne seraient ce qu’ils sont aujourd’hui.
Mais pour tracer un peu le paysage en quelques mots d’introduction, je voudrais d’abord vous dire ce qui me semble être les trois temps du rapport entre la Commission européenne et le Parlement européen. Dire ensuite à quel point le Parlement européen est un parlement différent. Vous proposer enfin un examen critique de ce que sont les pouvoirs du Parlement européen, ce qui nous permettra de conclure sur ce qui nous attend après les élections.

Les trois temps des rapports entre la Commission et le Parlement européen

Ce n’est pas que je veuille échapper à la question du Parlement, mais je pense que, dans la méthode communautaire qui est trop souvent décriée, il faut comprendre ce qui s’est passé au fil des étapes, et pourquoi parfois elle est prise dans un contre-sens.

Les premiers temps du Parlement européen dans ses rapports avec la Commission sont déterminés par un Parlement européen qui, par nature, même s’il est composé par les délégations nationales, accompagne les ambitions de la Commission. Et il n’a pas beaucoup de pouvoirs : il n’a pas de pouvoir budgétaire réel, il n’a pas de pouvoir législatif réel. Le Parlement était un allié naturel de la Commission, celui qui ne pose pas de problème. Le Parlement européen a construit sa souveraineté, sa légitimité à travers deux grandes conquêtes de natures différentes, mais plus ou moins parallèlement.

La première c’est évidemment d’abord la conquête budgétaire. A cinq reprises, le Parlement européen a refusé le vote du budget, ce qui a obligé Jacques Delors, président de la Commission, à inventer la programmation budgétaire pluriannuelle et à redéfinir les pouvoirs du Parlement européen, dans cette procédure. Et puis, c’est la montée en puissance de la codécision, qui fait, qu’une fois que la Commission a proposé, le Conseil ne peut plus choisir seul. Dans 85 domaines pour que le Conseil puisse décider, il faut qu’il se mette d’accord avec le Parlement.
A l’époque, ce n’était pas encore 85 domaines, mais riche de la prise de conscience de son pouvoir devenu réel, le Parlement a osé demander des comptes à la Commission européenne. C’est la question de la Commission Santer, dont le Parlement a finalement eu raison. Un droit était inscrit dans les pouvoirs du Parlement européen dont la Commission a – naïvement – pensé qu’il n’oserait jamais l’utiliser par crainte l’effet nucléaire ainsi provoqué. Jusqu’au moment où le Parlement a osé regarder vraiment et a reconnu qu’il y avait des cas de mauvaise gestion, par exemple d’agences qui n’étaient plus sous contrôle de la Commission.

Le Parlement européen en tant que régulateur, contrôleur des comptes ne pouvait plus laisser passer, et nous avons vécu un moment difficile. Il y a eu un contre-effet de cette quasi-censure. Le fait que la Commission Santer ait dû démissionner en mars 1999, parce qu’elle était menacée d’être censurée, c’est comme si elle avait été. Cela a conduit à une période de crispation très forte des relations entre la Commission et le Parlement et engendré une grande méfiance.

La Commission dès lors s’appuiera davantage sur le Conseil. Finie cette complicité naturelle qui permettait d’avancer sur beaucoup de sujets jusqu’à l’actuelle Commission présidée par Jean-Claude Juncker. On pourrait parler de son bilan, mais en terme de méthode, il y a un retour en grâce de ce qu’est la Commission européenne. Peut-être parce que Jean-Claude Juncker, même s’il venait du Conseil, avait une plus grande maîtrise que Monsieur Barroso au cours de ses dix ans de mandat, de la valeur ajoutée que peut avoir la Commission. Romano Prodi, lui, s’était un peu trompé lorsqu’il a commencé son mandat en disant « la Commission, c’est le gouvernement de l’Europe » : cela n’a pas plu aux Etats membres.
Il y a beaucoup de choses, sans conteste, à mettre au compte du bilan de Prodi, mais celui de la vertu du cercle du triangle institutionnel n’a pas bien fonctionné…
Au cours du présent mandat, comment ai-je vu les choses fonctionner ? J’ai vu la Commission mettre sur la table des propositions « honnêtes », raisonnablement ambitieuses, parce que si elle met sur la table des propositions trop ambitieuses, le Conseil ne les regarde même pas et il n’y a pas de procédure.

Le Parlement européen, dans son rôle d’écoute, en écho avec les préoccupations des citoyens, a tendance à adopter un mandat qui dépasse les ambitions initiales proposées par la Commission. Comme nous avons généralement des équipes de négociations avec une ambition très chevillée au corps et déterminées dans la négociation, le résultat final est meilleur, là où il y a co-législation, que la proposition initiale de la Commission.

Je trouve que ce rôle de la Commission n’est malheureusement pas assez compris, entendu, respecté dans les Etats membres. Et notamment par les deux plus grands.
Au fond pourquoi tout ceci est-il aussi original ? Pourquoi y a-t-il une Commission européenne ? Pourquoi ce Parlement européen ne ressemble-il à aucune autre institution de par le monde ? Parce qu’on est dans « un truc » sui generis qu’il a fallu inventer et dans « ce truc » sui generis, la question de la relation franco-allemande était évidemment majeure. Le rôle de la Commission, c’est d’abord d’être le médiateur, le passeur de message, le modérateur – appelez-le comme vous voulez – entre la France et l’Allemagne.
Or dans cette mandature, j’ai vu au moins à deux reprises malheureusement des initiatives de la Commission sur les sujets difficiles pour nos deux pays, mises de côté, écartées par le couple franco-allemand, qui a essayé de partir de ses propres initiatives, ce qui n’a pas abouti… C’est à la fois ce qui s’est passé sur nos propositions de budget de stabilisation, « gros mot » pour dire « budget de la zone euro » et sur la question de la fiscalité du numérique. J’espère que la prochaine Commission permettra de retrouver cette vertu de la Commission dans son rôle de go between, de médiateur, d’inventeur, d’un l’intérêt général européen, ce qu’évidemment Jacques Delors avait merveilleusement incarné. On le doit à son génie propre mais aussi je crois à cette géographie particulière qu’il avait en étant un Français parlant aux Français et aux Allemands.

Un Parlement différent

N’essayez pas de plaquer quelque raisonnement que ce soit qui existe à l’Assemblée nationale ou au Sénat sur le fonctionnement du Parlement européen, cela ne fonctionne pas. Peut-être que dans des pays où existent des coalitions, c’est un peu plus compréhensible, et encore… Parce qu’évidemment, sur les grandes décisions, il y a des négociations, des coalitions, un partage des responsabilités. Mais tout cela, c’est pour une raison institutionnelle, que tout le monde comprend s’il regarde les choses d’un peu près. Puisque la législation qui est adoptée par le Parlement européen, et le Conseil, est une législation qui va ensuite s’appliquer à tous les citoyens européens, elle ne peut pas être adoptée par une majorité de circonstance ou à la sauvette. C’est donc une majorité extrêmement exigeante qui doit être obtenue. C’est-à-dire la moitié des membres composant le Parlement européen soit 376 voix.
Je vous ai amené le « tableau croisé » de la composition du Parlement européen. C’est très facile de voir qu’aucun groupe politique n’a cette majorité tout seul et que si on veut que le Parlement dise des choses et contribue à la législation, on doit obtenir une majorité. Alors quand vous devez obtenir ce seuil de 376, si vous prenez les deux grands groupes, le groupe du PPE et le groupe S&D, vous êtes certains d’avoir un matelas de sécurité. C’est la voie de la facilité. Ce n’est pas la voie la politique la plus lisible. D’où l’ajustement qui va s’effectuer en réalité sur chaque texte, parce sur chaque texte, le rapporteur est pilote de sa stratégie de négociation avec les autres groupes pour obtenir cette fameuse majorité.
Marc Abelès avait dit que c’était un « parlement d’expertise ». Elisabeth me contredira peut-être, mais je crois que tous les parlements sont de plus en plus des parlements d’expertise parce que les questions législatives sont de plus en plus techniques face à la complexité des problèmes à résoudre. Mais le Parlement européen, pour moi, je veux le dire en évoquant le pouvoir qu’il exerce, est une formidable caisse de résonance de ce qu’est l’espace public européen. C’est quand même un endroit où le débat politique public européen s’ouvre pour le meilleur et pour le pire.
Quand on adopte un focus purement national, on ne comprend pas qu’au Parlement européen on se préoccupe d’aborder les questions sous un autre angle, mais c’est le rôle de cet espace démocratique européen. Finalement le Parlement du monde auquel on puisse le plus le comparer pour son fonctionnement, c’est sans doute le Congrès américain. Y compris lorsque l’on évoque la question du rôle des lobbies. Ce marronnier incontournable de toute campagne européenne, j’ai coutume de dire c’est comme le cholestérol, il y a le bon et il y a le mauvais.
Ainsi, si nous avons réussi, et j’en dirai un mot dans un instant, le défi d’adopter cette belle législation qu’est la directive droit d’auteur c’est parce que nous avions des lobbies avec nous. Vous les appelez comme vous voulez, mais c’était effectivement des lobbies. La seule question est de parvenir à avoir la traçabilité, à avoir des contrepoids. C’est pour cela que j’ai contribué à créer Finance Watch parce que j’en avais assez, lorsque j’étais en responsabilité des questions économiques et monétaires de voir Goldman Sachs -avant que je ne le condamne…- défiler dans mon bureau ou la City de Londres, et de ne pas avoir d’organisations citoyennes pour développer de contre arguments.
Dans les marronniers incontournables sur le rôle du Parlement européen, il y a aussi la question de savoir pourquoi est-ce qu’il n’a pas le droit d’initiative. C’est un sujet qui débouchera peut-être, mais ce n’est pas la raison principale qui empêche les parlementaires d’agir. Car lorsque vous êtes rapporteur sur un texte législatif, – et je l’ai fait dans mon dernier rapport -, vous avez toute liberté pour introduire des points qui sont hors du champ d’origine du texte de la Commission et qui peuvent être adoptés.

La question des pouvoirs.

Ils sont de trois nature. Les premiers, c’est évidemment la question du pouvoir de nomination et de contrôle des autres institutions.
C’est un débat que vous allez vivre en direct. Le rôle du Parlement au moment de la désignation du président de la Commission est aujourd’hui sanctuarisé par le traité de Lisbonne. Le président de la Commission choisi in fine par le Conseil européen doit obtenir une majorité au Parlement européen. C’est ce qui a conduit Mme Merkel à finir par accepter Monsieur Juncker la dernière fois, ce qu’elle ne souhaitait pas l’origine, mais elle s’est rendue compte parce qu’il y avait une complicité très forte entre Jean-Claude Juncker et Martin Schulz, les deux principaux candidats, Spitzenkandidat, et qu’aucune proposition n’aurait le soutien du Parlement européen s’il ne s’agissait pas de celui qui était sorti vainqueur des urnes. Est-ce que ce dispositif s’appliquera de manière aussi rigoureuse à l’avenir ? On y reviendra sans doute dans vos questions, mais je veux simplement vous dire : « vous êtes un élément important du dispositif ». Tout ceci est accompagné d’une autre procédure très originale qui est la procédure d’audition. Exactement comme au Congrès américain, pour les candidats au poste de commissaire. Pour ceux qui ont pu observer cela grâce aux technologies modernes qui n’existaient pas il y a 25 ans, les Commissaires passent un moment difficile durant ces trois heures où ils sont seuls sur le gril, sans conseillers ; et où l’on a vu que le Parlement européen a pu récuser telle ou telle proposition de candidats des Etats, parce qu’elle n’était pas adaptée à l’exercice de la fonction.

Je voudrais évoquer la deuxième catégorie de pouvoir qui est évidemment le cœur du dispositif qui est le pouvoir législatif. Après 25 ans d’exercice, je propose une trilogie, qui, peut-être, éclaire sur la réalité de ce pouvoir. Il y a un droit, à travers la codécision qui est un droit très moderne, qui fait écho à des préoccupations nouvelles qui apparaissent sur les marchés, dans le débat public et qui sont saisies à leur juste échelle, celle de l’Union européenne. Cela est vrai des droits d’auteur. En France on avait bien essayé, mais on savait que cela n’avait pas beaucoup de sens si l’on n’y arrivait pas au niveau européen. C’est vrai sur la protection des données et le règlement général sur la protection des données personnelle, le fameux RGDP. C’est vrai sur beaucoup de sujets aujourd’hui, environnementaux sur l’interdiction des plastiques, sur les émissions de CO2 ou sur les conditions de transport, sur tous ces sujets qui au fond sont des prolongements du marché intérieur. Dans une acception très large et qui ne heurte pas la souveraineté des Etats membres, le Parlement européen est fort, puissant, et se révèle un conquérant utile, en écho avec ces autres lobbies que sont la société civile et les citoyens.

La deuxième catégorie de pouvoir législatif couvre des domaines où le Parlement européen a le pouvoir de codécision depuis le traité de Lisbonne mais où le Conseil est totalement bloqué. C’est toute la question, par exemple, asile et immigration… Sur l’immigration, le Parlement européen a adopté une très bonne position de négociation. Mais il n’y a pas de négociation car il n’y a pas d’accord et donc pas de position au sein du Conseil.

Il y a blocage des co-législateurs. C’est important de le savoir dans la campagne. Parce qu’on ne peut pas dire : « le Parlement ne sert à rien ». Trop souvent c’est le Conseil qui est bloqué dans le dépassement des conflits de souveraineté…

Deuxième exemple, c’est le budget de la zone euro où nous sommes dans une impasse totale ; j’y reviendrai pour faire le bilan de ma déception la plus grande.
Dernier exemple dans cette catégorie bloquée au Conseil, même si c’est un domaine qui relève d’une procédure un peu plus lourde que la co-décision : le Parlement européen a voté en faveur de l’utilisation de l’article 7 du Traité, qui permet de suspendre le droit de vote d’un pays qui ne respecte pas les droits fondamentaux de l’Union, à propos de la Hongrie. Le Parlement européen l’a voté et ce texte est évidemment bloqué au Conseil.
Troisième type de pouvoir, ce sont les stratégies d’influence que le Parlement européen peut mettre en place en particulier lorsqu’il s’agit de domaine régit par la règle de l’unanimité au Conseil. Un premier exemple qui vient inévitablement en tête, c’est la question de la fiscalité.
Vous avez sans doute suivi, au cours de ce mandat, l’intensité de l’activité sur les questions fiscales qui a quand même permis d’installer dans l’opinion un changement d’état du rapport de force, à la suite, malheureusement de « scandaux ». J’aime bien ce néologisme…je l’assume. De scandaux, donc, qui ont émaillé cette législature d’abord le LuxLeaks puis les Panama et les Paradise papers…

Le Parlement européen a eu pendant ces cinq ans en permanence une structure de commission d’enquête ou de commission spéciale permettant d’auditionner les patrons des agences d’audit ou de McDonald, les patrons des grandes banques, tous ceux qui pratiquent l’optimisation fiscale indépendamment même de l’évasion fiscale. C’est un débat public important. Y compris pour alimenter les arguments de ceux qui nous sont de précieux relais à l’extérieur du Parlement.

De la même manière, le Parlement européen a mis en place une commission spéciale sur l’affaire du « Dieselgate » ou sur celle des pesticides.
Le Parlement européen est aussi un hémicycle dans lequel se déroule un débat politique de haut niveau avec la présence de représentant de chefs d’Etat et de gouvernement qu’ils viennent de l’extérieur ou de l’intérieur de l’Union européenne. Comme vous êtes des Européens avertis vous souvenez peut-être qu’au sortir de la crise, nous avions reçu la chancelière Angela Merkel et le président François Hollande. Ce même exercice qu’avaient fait, leurs prédécesseurs François Mitterrand et Helmut Kohl au lendemain de la chute du Mur de Berlin. Malheureusement, cela n’intéresse pas les médias et cela n’est pas intégré dans le débat politique des différents Etats membres. Je pense que dans notre culture européenne, pas dans ce cercle, mais dans l’état de notre opinion vis-à-vis de notre engagement européen, il y a vraiment là quelque chose qui est un gâchis.

Pour demain, je veux vous dire mon inquiétude sur un point : l’Europe peut se mobiliser sur tel ou tel sujet mais changer l’Europe c’est quelque chose de très coûteux. Une fois qu’on a fait un paquet, s’il n’est pas bien fait du premier coup c’est très difficile de le corriger. Avec le marché intérieur, on voit aujourd’hui comment le manque de minima sociaux ou d’harmonisation fiscale grève le fonctionnement même du marché intérieur. On l’a aussi vu avec Schengen. Alors peut-être que cela finira par bouger, mais que de dégâts entre temps. Combien nous coûte l’alimentation d’un euroscepticisme parce qu’on s’est fixé des objectifs sans avoir les moyens de les atteindre ?

Ma grande déception de ce mandat, c’est le fonctionnement de la zone euro, car je crois que, puisque le Commissaire était français, puisqu’il était tout à fait aligné sur cet objectif, que le Président de la République dès son élection en avait fait objectif prioritaire, que nous étions sortis du feu de la crise de la zone euro et que nous avions soldé l’affaire grecque… je pense que nous avons raté là une occasion dont je ne suis pas certaine qu’elle se représente. Au mois de juin, il aura sans doute un habillage pour dire que l’on fait quelque chose pour un budget de la zone euro. Mais, cela ne sera pas un budget de la zone euro si c’est seulement un instrument pour contrôler les réformes structurelles des Etats ou pour les aider à investir. Ce n’est pas ça la raison d’être d’un budget de la zone euro, sa raison d’être c’est que, si vous partagez la même monnaie, alors lorsque vous êtes victime d’un choc asymétrique et que vous avez perdu la possibilité d’une dévaluation, il faut que le collectif puisse vous soutenir. C’est cela un budget de la zone euro ! Je crains que l’heure ne soit passée.
Je pense que les sujets de projection pour le prochain Parlement et pour la prochaine Commission européenne, seront d’abord la question de la défense, encore qu’il faille voir comment le Parlement européen intervient dans ce domaine.

Mais surtout le sujet qui va occuper la prochaine Commission, le prochain mandat, je dirais presque quelle que soit la coalition qui soutiendra son futur président, fluctue autour des enjeux climatiques, d’environnement, de santé alimentaire : tous ces sujets qui préoccupent directement beaucoup de concitoyens et pour lesquels l’Europe est finalement le bon niveau d’intervention. Applaudissements.

Questions des Présidents d’Europartenaires à Pervenche Berès

Élisabeth Guigou salue la conviction européenne de Pervenche Berès, son assiduité et son rôle éminemment important au Parlement européen qui a su s’emparer des pouvoirs conférés par les traités ces vingt-cinq dernières années. Elle interroge l’eurodéputée quant aux facteurs déterminants auxquels attribuer la méconnaissance du Parlement européen. Pervenche Berès de souligner sa fierté d’avoir exercé pendant vingt-cinq ans ces mandats de parlementaire qui correspondaient à son envie et à sa vision de la politique, des mandats toujours exercés avec passion. Si le Parlement européen est méconnu, c’est peut-être parce qu’il ne fonctionne pas sur les mêmes ressorts que nos assemblées nationales et qu’il ne correspond à aucune une autre forme de démocratie. Les alliances et soutiens peuvent ainsi changer selon les sujets et les majorités se construisent aussi texte par texte. Sur ces enjeux de coalition, Pervenche Berès indique qu’il est incorrect de penser qu’il n’existe pas de clivage gauche / droite au Parlement. C’est précisément au sein des deux groupes principaux que sont le PPE et le S&D qu’il faut être influent si l’on souhaite être au cœur de la machinerie européenne.

Lorsque l’on regarde le projet européen en France, l’on constate surtout le rêve d’un supplément de souveraineté ; d’une France plus forte dans une Europe plus forte. Or la réalité du marché intérieur et de l’Europe est bien plus concrète, mais suscite donc moins les fantasmes et l’intérêt des Français. C’est une des raisons pour lesquelles les journalistes en poste à Bruxelles ont malheureusement bien du mal à faire passer des papiers au sujet de l’Union. Elle déplore le fait que les Français n’ont pas encore intégré le Parlement européen dans leur paysage politique.

Jean-Noël Jeanneney revient sur la directive sur les droits d’auteurs, une directive essentielle dans l’Europe de la culture dont on parle trop peu. Pour Pervenche Berès, cette directive représente un réel accomplissement ; la reconnaissance que la création de valeur par les plateformes doit être rétribuée. Cette nouvelle législation est primordiale pour le monde de la culture. Le Parlement européen a non seulement réussi à définir des obligations des plateformes, mais il a également introduit un nouveau droit très créateur et qui sera sans nul doute utile pour d’autres combats à venir.

Discussion entre le public et l’intervenante

C’est au public d’interroger Pervenche Berès quant à la distance entre les électeurs et les eurodéputés, qui introduit son propos en rappelant que les élections européennes suivent un scrutin proportionnel et que les circonscriptions sont très grandes. Ce système présente des avantages et des inconvénients, mais on retiendra que les électeurs n’ont en effet pas en France le loisir de choisir l’ordre des députés sur la liste. L’idée d’une liste transnationale pourrait être intéressante, mais le PPE l’a refusée étant convaincu d’arriver en tête et de ne pas avoir besoin d’une légitimité transnationale.

L’Union européenne est-elle capable de répondre à cet enjeu majeur qu’est la question climatique pour les années à venir ? Selon l’eurodéputée, un Commissaire en charge du climat serait louable, mais il existe également la possibilité que chaque Commissaire soit chargé d’un des 17 objectifs du développement durable (ODD) des Nations-Unis. Cette proposition émane notamment de Frans Timmermans durant la campagne. Quant à l’inquiétude que suscite la question de l’élargissement, notamment avec les Balkans, Pervenche Berès prêche pour la raison et une stratégie de voisinage bien articulée pour ne pas faire entrer tout de suite ces pays dans l’Union sans cependant leur fermer la porte et empêcher toute discussion avec eux. Pour répondre aux questions relevant des grands principes fondamentaux de l’Union européenne et des démocraties occidentales comme le respect des droits et libertés, Pervenche Berès rappelle que devant l’afflux de réfugiés, le Parlement européen a soutenu la Commission pour que chaque pays prenne sa part de responsabilité dans l’accueil solidaire de ces migrants. Elle rappelle également que le Parlement européen a voté pour sanctionner la Hongrie pour les dérives internes de sa justice et l’irrespect des médias. Le Parlement européen, c’est vrai, a parfois une image technocratique. Des batailles contre Monsanto ou les plastiques à usage unique par exemple, loin d’être technocratiques, démontrent l’importance du travail parlementaire et de ce que l’Union peut apporter concrètement aux concitoyens européens.
L’échelon européen a de plus apporté à la démocratie française deux sujets majeurs : la sensibilité environnementale et la question du genre, car, avant Michel Rocard, la promotion de la femme était loin d’être naturelle. Quant à l’Europe sociale, il sera urgent d’agir pour la prochaine Commission, et, étant étroitement imbriqués, l’environnement et le social devront être traités ensemble.

Jean-Noël Jeanneney conclut que cette expérience d’eurodéputée soulève des questions importantes ; dans l’espace d’un côté, et dans le temps de l’autre. Dans l’espace se pose la question de la géographie politique avec les spécificités nationales et régionales qui surgissent régulièrement. La question des langues se pose également dans ce Parlement, en parallèle de la question grandissante de la mondialisation. Du point de vue de la durée, l’expérience de Pervenche Berès illustre des changements de rythmes au Parlement européen ; entre accélération, freinages et moments de hasard. À la lumière de ce témoignage, nous ne pouvons que constater à quel point le fonctionnement d’une institution est intimement lié à sa portée politique et civile : c’est la clé de sa réussite. Or aujourd’hui, l’on n’entre jamais assez dans le détail des choses, et c’est sans doute aussi pourquoi l’on a encore du mal à comprendre cette grande institution qu’est le Parlement européen.

En version pdf sur le site d’Europartenaires.
http://www.europartenaires.net/wp-content/uploads/2019/06/CR-Pervenche-BERES-FINAL-.pdf