L’Europe, bilan et perspectives

Lundi 7 janvier 2019

Tribune parue dans l’Ours – recherche socialiste –  n°84-85 juillet-décembre 2018                                               

 par Pervenche Berès

Où l’Europe a-t-elle failli, pourquoi n’est-elle plus un modèle aux yeux du monde, – ni à ceux de ses citoyens ? Retour sur des rendez-vous manqués et les perspectives d’un nouvel élan.

En réalité, en Europe la crise est la même que celle de la social-démocratie, celle du socialisme de Bad Godesberg et de la démocratie, c’est celle de la rupture d’un compromis historique construit au fil du temps au lendemain de la seconde guerre mondiale alors que l’équilibre entre démocratie et capitalisme est aujourd’hui rompu et que le second menace de destruction la première.

La rupture

Pour les Européens, deux ruptures peuvent être observées. Elles s’articulent autour de quelques dates : 1989 et la chute du mur, 2001 et la chute des tours jumelles à New-York, 2005 et le rejet de la Constitution européenne, 2008 et la crise financière mondiale (global financial crisis, GFC) ou grand krach[1].

Ces ruptures traduisent tant une mondialisation non régulée et une évolution des technologies avec la révolution du numérique que l’évolution historique du rapport entre les Etats et des formes d’expression des opinions publiques.

D’abord, nous pensions que nos valeurs étaient universelles, que le décollage des pays émergents, de ceux en développement allait mécaniquement amener la démocratie. Or, aujourd’hui, le décollage des économies jusque-là en rattrapage n’amène pas forcément la démocratie et de grandes réussites économiques se font sans démocratie. La démocratie n’est pas une perspective universelle et ses résultats sont contestés sinon contestables à l’intérieur même de l’Union européenne.

Beaucoup, et dès 2008, comparent la situation actuelle en Europe à celle de la période des années 1930. Les similitudes ne manquent pas. La crise dans les deux cas naît d’une phase de spéculation intensive sans rapport avec la productivité réelle et surfe sur des inégalités croissantes ; elle débouche sur une aggravation des inégalités et sur des remises en causes politiques. Mais, en 1929, l’Europe est le centre de gravité du monde, mouvement qui s’amplifie après la seconde guerre mondiale dans la mesure où la rivalité entre les deux superpuissances que constituaient les Etats-Unis et l’Union Soviétique se jouait autour de la question européenne. Après 1945, l’Union européenne, sous des formes successives, s’est construite sur elle-même, sur son histoire, celle du « plus jamais ça » et de la paix sur le continent, sur la force de son marché intérieur dont le pouvoir normatif, le soft power, allait lui permettre d’imposer ses normes au reste du monde. Après le grand krach de 2007/2008, – et c’est l’autre grande rupture-, l’Europe découvre qu’elle n’était plus le centre du monde et cela l’oblige à se poser la question de sa souveraineté, de sa protection, de sa compétitivité mondiale relative.

Elle aurait pu ou du se poser ces questions après la chute du mur et la réunification du continent mais l’omniprésence de l’OTAN et la protection américaine l’ont dispensé de mener cette réflexion. Trente ans plus tard, elle

est obligée de le faire, mais sans y être préparée, sous le coup de la mondialisation et de l’évolution des rapports de force entre les Etats, de son impact sur le poids relatif des Etats-Unis eux-mêmes sur la scène internationale et de leur renoncement à un rôle régulateur, d’un continent asiatique qui a retrouvé l’esprit de conquête et qui entend retrouver le lustre de son passé, tandis qu’à Moscou, le président élu défie jour après jour les démocraties occidentales quand il ne les sape pas de l’intérieur pour les défaire.

Ainsi, pendant longtemps, l’Europe des Nations a dominé la planète Terre, en a tiré ses richesses. L’Europe-communauté fut source de paix, de prospérité, de solidarité, de démocratie, d’espoir. Mais aujourd’hui, l’Europe-Union ne fait plus rêver : empêtrée dans ses contradictions, contestée dans sa légitimité, son efficacité, sa gouvernance, sa pertinence-même, elle se recroqueville au moment même où ses Etats-nations, qui auraient besoin d’elle, se retournent contre elle.

Pourquoi n’a-t-on pas pu corriger à temps la trajectoire ?

Sans simplisme, beaucoup vient de l’équilibre détruit entre capitalisme et démocratie. Avec Bad Godesberg, la social-démocratie accepte d’accompagner l’économie sociale de marché. Or, non seulement l’équilibre n’est pas tenu mais la social-démocratie se révèle démunie pour établir le rapport de force nécessaire face aux nouvelles formes du capitalisme.

Après la chute du mur de Berlin, un capitalisme débridé et financiarisé, soutenu par le développement des nouvelles technologies, se met en place. Il n’est pas corrigé après le grand krach de 2007/2008 et aujourd’hui, petit à petit, se retourne contre la démocratie. Le capitalisme devient la puissance dominante auquel les sociaux-démocrates n’ont pas su imposer de régulation suffisante.

Dans le débat entre ouverture et libéralisation versus régulation et protection, c’est toujours les premières qui l’ont emporté : trop tard après pour les secondes. Chacun se souvient de l’ouverture des marchés des capitaux dont la fiscalité de l’épargne devait advenir par la suite. L’ouverture des industries de réseaux est posée comme un impératif sans qu’il soit jamais possible de poser la question de la couverture des territoires, tant il ne fallait pas freiner le développement des nouveaux marchés et leur libéralisation : là encore la régulation devait venir après. L’accomplissement du marché intérieur devait s’accompagner d’une capacité monétaire, de la politique sociale, de la cohésion économique et sociale, de la recherche et le développement technologique et de l’environnement, mais seule la monnaie unique est vraiment advenue dans toute sa puissance. En Europe centrale, au nom de l’ouverture et du marché intérieur, l’Europe de l’Ouest, avec la complicité des nouvelles élites post-communistes, s’est comportée en prédatrice ; il ne fallait pas entraver l’ouverture des marchés et l’afflux, sans condition, d’investissements directs étrangers alors même que les capacités de gouvernance et de supervision dans les nouveaux Etats membres n’étaient pas en place. Le libre échange devait jouer sans contrainte garde-fou et résistait sans peine à la prise en compte des normes sociales et environnementales. Le capitalisme s’est servi des marchés, anciens ou nouveaux, sans les servir.

La crise financière de 2007, qui en Europe se transforme en crise de l’euro et des dettes souveraines, en crise sociale puis en crise politique, – voire en crise des institutions politiques -, fracture l’Union entre pays créditeurs et débiteurs, forts et faibles, auxquels des conditions drastiques sont brutalement imposées. L’Union est devenue repoussoir : son efficacité économique est contestée, sa protection sociale inexistante, son influence internationale affaiblie, et surtout son aptitude à protéger remise en cause dans un monde confronté à la révolution numérique, aux dérèglements climatiques, à l’émergence de nouveaux acteurs et à la globalisation des échanges. Au sein et entre les Etats membres, face à la mondialisation, aux mutations économiques et géostratégiques, aux migrations, le fossé se creuse entre les bénéficiaires ou les protégés et les perdants, recouvrant souvent le clivage classique entre la droite et la gauche.

Après le grand krach, on ne parvient pas à organiser les conditions d’un débat refondateur, du grand compromis qui aurait permis non seulement de colmater les brèches observées dans le fonctionnement d’économies financiarisées à l’excès, mais aussi de reconstruire les bases d’un nouveau modèle de développement durable et d’un pacte social.

Crise économique, crise politique, mais crise existentielle aussi. L’Union n’échappe pas à la règle : toute entité politique nationale, régionale ou locale n’a d’existence pérenne qu’à la condition que sa légitimité ne soit pas contestée et ni son efficacité et son utilité mises en doute.

L’Union est, plus encore que les Etats, fragilisée par la remise en cause de la démocratie représentative. Plus jeune, objet institutionnel non identifié, elle est souvent à tort, parfois à raison, associée à de nombreux dysfonctionnements et à une multitude d’échecs, la mémoire des succès communs s’étant évanouie.

Aujourd’hui, ceux au pouvoir, et d’abord les sociaux-démocrates, payent le prix fort de ces manquements. Pour la droite, le marché sert de boussole et pourtant, à trop tarder à en mesurer les limites, à mettre en place les politiques d’accompagnement et en assumer le projet, la droite est elle-même contestée par les nationalistes comme en Allemagne avec la montée de l’AfD. Face au succès des nationalistes dans son propre pays, à l’arrivée au pouvoir de Salvini en Italie, la Chancelière Merkel, regrettera-t-elle, en 13 ans d’exercice du pouvoir, de n’avoir pas trouvé le compromis qui lui aurait permis de prouver aux Allemands qu’ils sont les grands gagnants du marché intérieur, de l’euro, au lieu de laisser se développer un discours sur « l’aléa moral », le refus du transfert, alors que c’est l’économie qui en a le plus bénéficié ? De franchir les pas nécessaires pour que le mi-chemin ne se retourne pas contre l’œuvre initiale ?

Pour les sociaux-démocrates, la défense de l’économie de marché supposait la capacité de la mettre au service du plus grand nombre, de la réguler. Ayant échoué dans cette fonction, alors même que le système économique semblait à terre, leur crédibilité est atteinte. Pas de rapport de force, pas de résultats, pas de crédibilité.

Trop souvent au pouvoir, la gauche a paru devoir se justifier de l’exercer sans oser être jusqu’au bout l’acteur de la régulation et de la redistribution qu’elle aurait dû être.

Et maintenant, que peut-on en faire ? Résister et faire confiance

Paradoxalement dans la période récente, les vagues de séismes sont venues en Europe et aux Etats-Unis de pays qui avaient été les plus grands artisans de cette ouverture à tout va, de cette financiarisation sans contrainte et d’une forme de théorie moderne du ruissellement. C’est vrai du Brexit et de l’élection aux Etats-Unis de Donald Trump, mais c’est aussi vrai des élections d’Orban en Hongrie ou de la victoire de Kaczyński en Pologne. Encore qu’en Europe centrale, mais pas uniquement, il faut ajouter à l’analyse des résultats et de l’efficacité des politiques économiques menées, une analyse des perceptions des enjeux de souveraineté. Ayant vécu sous le

joug du régime de l’Union soviétique, ces Etats ont recouvré leur passé et

leur souveraineté tout en adhérant à l’Union européenne selon le double

critère de Copenhague[2], mais en sous-estimant ce que cela signifiait en terme de partage de souveraineté. L’effet mal maîtrisé de la mondialisation dans toutes ses dimensions et des nouveaux rapports de force mondiaux qu’elle installe explique largement le reste. Les Etats de l’Union sont rongés par le même mal, la société se désagrège, se décompose, partout la démocratie et la justice vacillent sous les coups de boutoir des extrémistes et des populistes qui prospèrent en Europe, surfant sur des sentiments de déclassement et d’impuissance devant les effets d’une mondialisation qui s’affranchit des règles et accroît les inégalités entre et dans les Etats, les régions, les citoyens.

En même temps, les principes et les ambitions sur lesquels est fondée l’Union actuelle n’ont jamais été clairement tranchés, chacun les interprétant à l’aune de son histoire, de ses prismes nationaux, et des alternances politiques. La perspective d’une Europe à finalités différentes, une Europe à la carte, menace. Pour l’instant, la tentation qu’auraient pu avoir certains de profiter des négociations du Brexit, pour se livrer au chantage de l’exit afin de pouvoir faire leur choix dans les politiques de l’Union entre ce qui leur convenait et ce qu’ils considéraient comme néfaste ou impopulaire dans leur pays a été évitée : « vos subventions sont les bienvenues, mais gardez vos valeurs et vos principes… ». Jusqu’à quand et à quel prix ? Si l’ambigüité fut longtemps créatrice, elle est aujourd’hui mortifère.

Face à cette situation très critique pour l’existence même de l’Union, trois chantiers doivent être menés en parallèle.

Renforcer le rôle de l ‘UE dans les relations internationales

D’abord celui de la nouvelle place de l’Union dans le monde.

C’est ce qui oblige à penser une politique étrangère et de défense commune au-delà de l’arrangement institutionnel qui a permis la création d’une fonction de Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Cela suppose aussi que l’Union contribue à la mise en place d’une nouvelle doctrine du commerce extérieur dont la modernisation des instruments de défense commerciale, le filtrage des investissements directs étrangers ou le débat sur l’évolution nécessaire du mode de règlement des différends entre investisseurs et Etats sont des prémices. Ils doivent être développés en refusant la coopération réglementaire, en intégrant les normes sociales et environnementales mettant en œuvre les résultats de la COP 21 et les Objectifs de développement durable (ODD) des Nations-Unies, en permettant l’ajustement carbone aux frontières, en intégrant la fiscalité et en organisant la transparence des négociations.

La question du changement climatique doit forcément occuper une place centrale dans l’action extérieure de l’Union pour protéger les Européens et leur permettre de défendre un niveau modèle de développement à l’échelle mondiale.

L’Union doit aussi s’attaquer à deux chantiers internationaux où les souverainetés nationales montrent tous les jours leurs limites, qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme ou de la fiscalité, avec l’explosion de l’économie numérique, et celle contre les paradis fiscaux et le blanchiment d’argent. Enfin, elle doit faire de l’euro “instrument actif d’une Europe nouvelle et plus souveraine”[3], ce qu’elle n’a jamais fait jusqu’ici.

Populariser et préserver les acquis de l’Union

Mais les Européens doivent aussi se mobiliser pour préserver l’essentiel, les fondamentaux, ce qui constitue la force de leur base arrière, même si ce sont des sujets difficiles et sur lesquels, faute d’actions suffisantes ou de résultats convaincants au cours des dernières années, il est la fois difficile de faire campagne, de mobiliser ou de trouver un accord. C’est là où les acteurs doivent être assez forts pour être clairs sur la base du compromis et pouvoir l’organiser en respectant leur identité sans renoncer face aux menaces des extrêmes.

L’Union doit préserver la force de ses politiques de base en les faisant évoluer. Cela concerne tant les politiques du marché intérieur et de la

politique de concurrence, la monnaie, la politique de cohésion que le droit d’asile auquel il faut dorénavant ajouter le combat pour l’état de droit.

C’est d’abord le chantier du marché intérieur qui ne peut être équilibré sans harmonisation fiscale, sans normes sociales. L’équilibre que Mario Monti avait prétendu défendre et qui n’a progressé que sur son volet d’ouverture, doit l’être car sinon son imperfection achèvera de détruire le marché intérieur et de rétablir le protectionnisme. Paradoxalement, c’est un phénomène que l’on observe de façon très lisible sur le marché intérieur des services financiers, caractérisé avant la crise par l’extension du marché intérieur alors que les supervisions restaient nationales. Or, aujourd’hui, la confiance ébranlée par la crise a, certes, conduit à mettre en place l’Union bancaire avec une supervision intégrée, mais cela n’a pas empêché le marché intérieur de se re-compartimenter par Etat membre.

C’est aussi le chantier de Schengen qui doit impérativement s’accompagner d’une politique commune des frontières, d’asile et d’immigration au risque de voir la libre-circulation des personnes remise en cause.

Au cœur de toutes les politiques que nous entendons mener – ou remettre sur les rails – la survie et le succès de l’Union européenne dépendent de celles de la zone euro, car soumise à l’austérité, minée par le chômage, menacée par la stagnation séculaire, les racines de l’euroscepticisme y ont prospéré. Si la zone euro venait à péricliter faute d’attention et d’approfondissement, le projet européen lui-même serait menacé. Il faut avoir le courage de dire que le Pacte de stabilité ne fonctionne pas et doit être profondément réformé, même si le nouveau pouvoir en place en Italie ne facilite pas ce débat. Ce pacte ne permet pas aux économies de la zone euro de converger, il ne respecte pas les engagements pris par les Etats membres de mettre en œuvre les résultats de la COP21 et ceux des ODD, il ignore les besoins d’investissement de long terme. Il est devenu incompréhensible. La lancinante question d’un budget de la zone euro et de la mise en place d’une fonction de stabilisation qui devrait s’appuyer sur l’indemnisation du chômage doit d’urgence faire l’objet d’un compromis. L’Union bancaire doit être achevée avec la mise en place d’une garantie européenne des dépôts. La fiscalité doit s’adapter à l’ère du numérique et de la transition écologique.

Enfin, la politique de cohésion doit être repensée et sortir du blocage dans laquelle la maintient la logique du juste retour, tant des Etats membres que des collectivités locales : elle n’a jamais été adaptée à la création de l’euro et ne joue plus efficacement son rôle au service de la convergence entre les économies.

Faire le lien avec la société civile et les mobilisations citoyennes

Le troisième chantier est celui qui vient en écho à des mobilisations citoyennes fortes, d’acteurs de terrain d’abord organisés autour de la société civile ; il est le fil qui permet d’identifier une action européenne qui ne tourne pas le dos à ses habitants même si leur agrégation ne va pas de soi, obligeant clairement à ouvrir la question de la gouvernance sur laquelle il n’y a pas de réponse, pour l’instant, très claire si ce n’est – a contrario – l’échec des pratiques inter-gouvernementales.

Ces combats sont l’expression d’une attente à l’égard de l’Union, d’une mobilisation possible, ils ne sont pas, comme les partis traditionnels en ont l’habitude, une réponse holistique aux questions posées, là où les sociaux-démocrates s’appuyaient d’abord sur les forces syndicales. Mis bout à bout, ils portent, une dynamique de changement, d’un nouveau modèle de développement sur lequel il faudrait savoir s’appuyer. Du local au global, par petites touches, ils dessinent un nouveau monde, un nouveau mode de développement.

Ces mobilisations traduisent des résistances citoyennes, un nouveau rapport de l’individu au collectif, à l’action politique ; elles traduisent des motivations très ciblées, individualisées où la dimension nationale ou européenne est finalement la même.

Ce sont les mobilisations que l’on voit s’organiser autour d’un nouvel équilibre entre l’homme/la femme et la nature, de sujets de santé, de sécurité alimentaire, d’environnement, de biodiversité – avec les luttes contre le glyphosate, les perturbateurs endocriniens, les néonicotinoïdes, les OGM-, l’usage des plastiques, pour le respect des critères environnementaux et sociaux, les circuits courts et l’économie circulaire… Elles portent aussi sur la non-discrimination, la question du genre, la lutte pour la protection des données personnelles.

Mais ces mobilisations peuvent aussi toucher la dimension extérieure de l’Union comme on l’a vu avec celle contre le traité transatlantique TAFTA ou la lutte contre les paradis fiscaux.

Souvent sur ces dossiers, pour faire aboutir les changements législatifs nécessaires, il faut affronter le lobby des entreprises qui craignent pour leur

compétitivité. Or, l’histoire récente fourmille d’exemples où elles se sont très bien adaptées avant d’en faire un argument de compétitivité. On l’a vécu que ce soit avec la fin des exonérations de TVA dans les duty free intra-communautaires, l’usage des pots catalytiques – même s’il s’avère aujourd’hui largement insuffisant-, les tests de produits cosmétiques sur les animaux, l’usage du tabac dans les lieux publics, l’économie circulaire ou par exemple le fléchage des investissements privés en faveur de la transition écologique.

Puisque nous avons échoué à dépasser les égoïsmes nationaux – et que les désordres du monde les encouragent -, ces combats peuvent eux incarner, avec des mobilisations au-delà des frontières, cet intérêt commun pour un nouveau modèle de société plus respectueux de la planète, pour une mondialisation transformée, maîtrisée pour devenir source d’équité, pour faire pression pour que l’Union devienne ou redevienne l’Union-Protectrice, l’Union-providence, et cesse de se contenter d’être l’instrument d’une simple coordination réglementaire, normative et législative, un Père Fouettard comptable, qu’il s’agisse de parer aux effets de la crise financière ou de sauver des vies en Méditerranée.

Les véritables progressistes savent et veulent convaincre que l’Europe a un sens et est une nécessité, et que sa force et sa cohésion sont les conditions de sa survie, en même temps que celles de la justice, de la sécurité et du progrès pour tous. Ils doivent œuvrer à un changement radical : la transition vers un modèle de développement durable garantissant un nouveau contrat social, la lutte contre les inégalités et un environnement préservé pour les générations futures, avec des politiques ambitieuses et un budget suffisant pour les mener. Ils exigeront que l’éthique et la morale, la solidarité et la responsabilité soient autant de fils conducteurs pour que soient trouvées les solutions de demain en matière de politique de migration et d’asile. L’Europe ne peut continuer d’être à la merci des coups de menton, des revirements et des reniements d’un Monsieur Trump ou Poutine, elle ne peut plus rester impuissante face à ceux qui veulent la détruire de l’intérieur ou de l’extérieur.

Les véritables progressistes font le pari qu’il n’est pas trop tard, que si l’Union est capable de répondre collectivement, vigoureusement, le combat contre le scepticisme et le désenchantement sera gagné. Mais il serait dangereux d’en faire un débat pour ou contre l’Europe qui, en cristallisant, risque de n’avoir comme effet que la mise en valeur des seconds.

Du local au global, sur un nombre croissant de sujets, le Parlement européen est le lieu d’expression d’une conscience citoyenne et d’un espace public européen fait d’innovation et d’intelligence du futur sur lequel il faut savoir

s’appuyer. La force du progrès est là. Les sociaux- démocrates sauront-ils capter ce mouvement, le transformer ? C’est une question ouverte.

Albert Camus a raison : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse[4]. »

Pervenche Berès

Pervenche Berès est députée européenne depuis 1994. Elle a récemment publié : Son vrai visage. Témoignage sur le FN au Parlement européen, Fondation Jean-Jaurès, 2017.

[1] Tommaso Padoa-Schioppa avec Beda Romano, Contre la courte vue, entretiens sur le Grand Krach, Odile Jacob, 2009

[2] Les critères adoptés lors du Conseil européen de Copenhague en 1993 et de Madrid en 1995 mentionnés à l’article 49 du TUE sont les suivants : la présence d’institutions stables garantissant la démocratie, l’Etat de droit, les droits de l’Homme, le respect des minorités et leur protection ; une économie de marché viable et la capacité à faire face aux forces du marché et de la concurrence à l’intérieure de l’UE, l’aptitude à assumer et à mettre en œuvre de manière efficace les obligations découlant de l’adhésion, et notamment à souscrire aux objectifs de l’Union politique, économique et monétaire. En décembre 1995, le Conseil européen a ajouté qu’un pays européen doit être en mesure d’appliquer le droit européen et de garantir que sa transposition dans le droit national est mise en œuvre efficacement au moyen des structures judiciaires et administratives appropriées.

[3] Jean-Claude Junker, Discours sur l’état de l’Union, Strasbourg, 12 septembre 2018

[4] Albert Camus, discours de réception du prix Nobel de littérature, Stockholm, 10 décembre 1957

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